DARK SUMMER - L'analyse d'un ami

 

The Dark Summer : du nouveau sur le théâtre de Normandie

par Romain Ducoulombier

 

Merci à Romain de proposer cette analyse poussée et argumentée du dernier jeu de Ted Raicer sur la campagne de Normandie. 

 

Le jeu de Ted Raicer consacré à la campagne de Normandie était pour le moins attendu. Auteur réputé de GMT, en particulier avec sa série récente des « Dark » (Dark Valley sur la guerre en Union Soviétique 1941-1945 puis Dark Sands sur la guerre en Afrique du Nord), sa contribution ludique à la simulation du théâtre de Normandie se devait d'être originale. A nos yeux, le pari est tenu.

Le choix de Raicer est d'abord de simuler l'ensemble de la campagne de Normandie, du débarquement lui-même à la percée de la fin août et la poche de Falaise. C'est un choix original qui le distingue des jeux stratégiques sur la campagne, comme l'excellent Liberty Roads des Français Yves Le Quellec et Nicolas Rident (Hexasim) ou du Normandy'44 de Mark Simonitch, succès commercial de GMT qui permet de jouer la campagne jusqu'à la fin juin 1944 (chute historique de Cherbourg). L'avantage du jeu de Raicer est de prolonger la campagne jusqu'à la fin août, une période rarement simulée, et de présenter un jeu jouable en quelques séances, avec des phases de combat statique pendant les quelques premiers tours, puis de percée et de mouvement dans la seconde partie du jeu. Le matériel est sobre, propre, efficace : cela renvoie à des choix de conception qui, on va le voir, vont dans le sens du dépouillement.

 


 

L'ensemble du jeu repose sur la météo. On sait qu'elle a joué un rôle important dans la campagne, en compliquant la tâche des Alliés dans les premiers jours du débarquement. Ici, tout repose sur le tirage des jetons (chits) de temps. Leur nombre est fixe : en gros, 4 tours de beau temps, très avantageux aux Alliés face à un Allemand paralysé, 3 tours de temps mitigé, et deux tours de mauvais temps favorables aux Allemands plus réactifs. Le tirage de ce chit en début de tour est déterminant : il influence le nombre d'activations des deux camps, les réactions allemandes, la capacité de mouvement allemande, la disponibilité des soutiens et en particulier des offensives préparées (Prepared Offensive PO) alliées, qui sont dévastatrices, mais en nombre limité (2 par tour pendant les tours de beau temps). Autant le dire : ce choix de conception est excellent. Son principal inconvénient est de permettre aux deux joueurs de prévoir le temps de fin de partie. Mais il donne aussi des opportunités calculées d'avance qui contribuent à l'équilibre du jeu et permet d'éviter la suite maudite de mauvais jets de météo qui peuvent être structurants (comme dans Normandy'44 par exemple). L'Allié aura son heure, comme l'Allemand... Après trois parties jouées en intégralité, je pense que le beau temps initial avantage l'Allemand, qui a beaucoup à gagner au ralentissement de l'Allié en fin de partie, et malgré des sueurs froides quand une pile est vaporisée par une attaque alliée réussie. Le joueur peut évidemment jouer le temps « historique », lui aussi favorable à l'Allié en lui permettant deux tours de beau temps et en évacuant les tours de mauvais temps alors qu'il est de toute façon empêtré dans le bocage et devant Caen. Cela peut être une façon d'équilibrer un jeu que, pour l'instant, je considère comme favorable au camp allemand : l'expérience du jeu viendra confirmer ou non ce sentiment.

L'autre pilier du jeu est le principe du tirage au sort de chits d'activation. Ce mécanisme permet d'échapper au schéma classique d'activation alternée, mais ici les choix de Ted Raicer le rendent encore plus intéressant. Dans Dark Valley, un joueur allemand habile pouvait multi-activer ses meilleures unités en les plaçant dans le rayon de ses HQ pas encore tirés au sort, et donner lieu à des courses triomphales dans la steppe. Dans Dark Summer, les chits activent les troupes par nationalité : point. Cela permet d'alterner l'activité des fronts et de voir se succéder « move » et « combat » ; le sur-marqueur « combined action » permet de combiner mouvement limité et combat plus difficile pour compenser la dichotomie attaque/mouvement imposée par les chits, tandis que le « sur-marqueur » « prepared offensive » permet à l'Allié de lancer une offensive soutenue quand il est bien placé. Enfin, pour faire face à une situation catastrophique, le joueur allemand dispose de chits de réaction grâce auxquels il peut activer une formation (une division mécanisée par exemple) pour jouer le rôle de pompier. C'est efficace et convaincant. Ce mécanisme donne au jeu un excellent rythme ; on n'échappe certes pas à la succession défavorable de chits, c'est vrai, mais elle est limitée par le nombre constant de chits allemands (3/tour), par les réactions allemandes et par le nombre limité de chits au final (déterminé en dernière instance par la météo, rappelons-le). Le concepteur a fait le choix de limiter le nombre de « mouvement » ou de « combat » possibles par tour ; par hasard, en raison de l'oubli de cette règle, j'ai joué ma première partie sans cette limitation : c'est encore plus tendu et cela pourrait constituer une autre option possible pour ouvrir le jeu (qui n'est pas envisagée par Ted Raicer). Quant au débarquement lui-même, il est géré par deux chits spéciaux de début de jeu, suivi de réactions allemandes. Cela se résume à une série de combats souvent victorieux, et à quelques échecs qui peuvent influencer le jeu allié sur le moyen terme. Ajoutons que ce mécanisme permet à Dark Summer d'être parfaitement adapté au jeu en solo : chaque situation se résout l'une après l'autre.


 

L'ensemble est volontairement débarrassé du chrome auquel on se heurte souvent dans les jeux de Mark Simonitch. Ici, pas d'unités spéciales, pas de catégories d'unités complexes, même les blindés n'ont pas d'avantage (sinon la vitesse et la rapidité éventuelle de remplacement). La capacité de mouvement est limitée par la météo, en augmentant le prix du terrain clair, en limitant l'usage des routes et en compliquant le franchissement des fleuves : c'est brillant. Le ravitaillement est déterminé au moment du combat et du mouvement, tous les tours pour les Allemands (il faut absolument éviter les petits encerclements, très simples (et pas très historiques), sous peine d'être durement sanctionné par la destruction rapide). Les paras sont sous-simulés, on est là dans le pur "design for effect" : ils sont posés, ne bougent pas et ne combattent pas pendant les 2 premières vagues, mais ils jouent leur rôle ensuite pour mettre la pression sur l'Allemand. Même chose pour Cherbourg (voir plus loin). Cela peut choquer les puristes, mais le résultat est concluant à mes yeux. Pas de bonus au dé de combat non plus : la CRT est « sèche » et ne connaît que les décalages de colonne(s). Elle repose enfin sur l'attaque contrainte des piles ennemies adjacentes aux unités attaquantes principales : elle est donc conçue pour l'attaque (même à 1:3 on obtient parfois des choses).


 

Cette CRT mérite qu'on s'y arrête : elle est en effet dangereuse pour les deux camps, avec son fatal résultat « EX » (échange). On peut regretter cette brutalité, mais elle permet de fluidifier le jeu et de lui donner une bonne rejouabilité. Cela peut permettre de pulvériser des piles d'infanterie allemandes, mais aussi d'affaiblir dangereusement l'Allié (surtout le Britannique). L'Allié devra donc choisir avant de se lancer dans ces combats risqués, mais indispensables pour avancer. De ce point de vue, le Britannique est le talon d'Achille du camp allié. Malgré sa force, il doit s'assurer du contrôle de la rive droite de l'Orne et prendre Caen, ce qui n'est pas une mince affaire. Il reçoit moins de remplacements et ses pertes sur l'infanterie sont peu réparables. Une contre-attaque allemande peut tourner au drame, même à 2:1 ou 3:1. S'il est difficile d'aller reprendre les plages, les Britanniques peuvent être mis hors-jeu. À l'inverse, à partir de 4:1, le danger devient majeur pour l'Allemand : la destruction totale de ses piles ouvrent des brèches qu'il est de plus en plus difficile de combler. Le terrain est là pour atténuer ces risques (les villes sont très difficiles à prendre), mais on n'y échappe pas sur un 5-6 dévastateur. L'usure est encore renforcée par le flot limité des remplacements qui parviennent aux deux camps. Sur les 9 tours (pas de rpl au tour 1), l'Américain reçoit 12 remplacements (RPL) mécanisés et 7 RPL infanterie (ou 11M/8I) ; le Britannique 7 REPL pour ses unités blindées, 4 REPL d'infanterie et 4 REPL Canadiens, et l'Allemand seulement 2 RPL mécanisés et 4 RPL d'infanterie (ou 1M/5I)), le rythme étant encore une fois déterminé par la météo. Les unités éliminées ne peuvent pas être reconstruites, certaines unités non plus quand elles sont endommagées (les paras, les 88 par ex.) ; donc on ne répare que les survivants. Pour l'Allemand, c'est du traitement de l'urgence ; pour les Alliés, c'est plus confortable, mais pas non plus énorme. Pire : si les choses se goupillent mal, on perd les points non-utilisés. Le Britannique peut donc utiliser ses Armored en pointe, mais pas en sacrifice ; les Canadiens sont aussi les bienvenus pour se faire tuer... Il faut néanmoins consentir beaucoup de pertes pour prendre Caen, et le stratégique bombardement, réservé au beau temps (et 2 fois par camp allié et par partie) est indispensable pour prendre les positions les plus solides avant le tour 7, quand l'Américain devient plus mobile. En fait, ce n'est pas la CRT qui simule les percées, c'est la succession des chits.


 

Le reproche a été fait au jeu de ne pas simuler la prise de Cherbourg. L'épisode est géré par une simple « Box » dans laquelle les unités allemandes sont évacuées une fois la presqu’île du Contentin isolée, ce qui peut intervenir relativement vite (dès le tour 2 dans ma troisième partie). Le choix par l'Américain de ses axes d'attaque initiaux est vraiment crucial en début de partie. Plus flexible que le Britannique, dont les chits « combat » peuvent tomber dans le vide, il a aussi plus fort à faire malgré la pléthore d'unités dont il dispose. Son objectif est d'investir la « Brittany Box » au sud de la carte (c'est-à-dire envahir la Bretagne), pour ensuite se rabattre vers l'Est et Paris : autant le dire, c'est très difficile, le bocage est un enfer (l'Allemand y annule tous les résultats de repli simple (DR) et atténue les DR avec perte jusqu'au tour 6). Le joueur américain doit donc liquider le Contentin au plus vite, ce qui l'oblige à bien choisir ses axes d'attaque ; il gagne des points de victoire (PV) pour la conquête rapide (avant le tour 4) de Cherbourg.

Les conditions de victoire reposent surtout sur des points accumulés par les sorties de carte, si le jeu pousse jusqu'au tour 10. C'est un des enseignements de mon expérience ludique : il faut essayer de jouer le jeu jusqu'au bout, parce que le résultat final peut se jouer à un ½ PV près. Cependant, l'échec des Américains à rejoindre la « Brittany Box » est quasiment fatal à l'Allié. La seule condition de mort subite qui menace vraiment l'Allié, c'est l'échec de la prise de Cherbourg avant le tour 7 ; la reconquête des plages n'est pas impossible mais difficile (il faut que les hex de plage soient adjacents, en plus !). Pour le reste, l'Allié doit sortir le plus d'unités possible, en empêchant l'Allemand d'en sortir le plus possible au tour 10, ce qui n'est pas du tout facile ! Un flanc allié peut enfoncer l'Allemand, pendant que l'autre allié piétine et fait perdre la partie. Le système de décompte des PV permet donc de prendre en compte indirectement les pertes allemandes : moins il y a de régiments sur la carte, plus sa tâche de « sortir » à la fin de la partie devient délicate... Cela dit, et c'est une conclusion provisoire qui mérite discussion, le jeu avantage à mon avis l'Allemand : les objectifs alliés sont difficiles à atteindre, et c'est pourquoi je déconseille d'utiliser les deux petites options laissées à l'Allemand (Stug et evacuation move par réaction).

Voilà donc un jeu où les choix du designer sons très forts et vont à l'encontre des habitudes. On se sent vraiment face à un auteur qui réfléchit, et qui n'est pas prisonnier d'un système imposé à des situations ludiques très différentes. En un mot : c'est excellent, essayez-le !

Commentaires

  1. Très bonne et excellente analyse! Merci Pionpion !😉
    Elle donne vraiment envie de jouer et d’explorer le jeu !

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

The Dark Summer - el relato de un amigo

The Dark Summer - analysis from a friend